Comment jouer au rugby
encore
quand l'on fut témoin
du plaquage du siècle
sur six de ses proches ?
Comment pourrait-on encore
se prétendre pilier
quand la voûte familiale
n'est plus que poussière ?
Pilier de ruines, oui,
absurde,
viril et triste.
Quelle course
quel en-but
espérer
là-bas, loin,
loin loin derrière
la ligne des magistrats ?
Aujourd’hui,
déjà,
perçons celle-là.
Il s’approche de la barre.
Le ballon ovale
il le porte sous le bras
depuis le 14 juillet 2016.
Lourd.
Hors-jeu.
Il paraît lent
mais son énergie cinétique
est celle du paquebot France
et son centre de gravité
est aussi bas que celui
d'un tracteur Claas.
Ses yeux pleurent
mais ça n’est rien.
Sur ses épaules,
il porte
son épouse,
son fils,
son père, sa mère,
son père, sa mère.
Morts,
tous.
Percussion.
La camion lui est passé…
juste là.
Les deux qui auraient pu survivre
il les a mis en PLS
tandis que déjà,
à sa manière,
pour ses morts
il priait.
Des intrus, qu’il nomme
– sans homophobie –
enculés
volent sur les gens.
Ils volent sur ma mère.
Accompagner son père vivant
dans un camion d’atelier ?
Mais du coup...
laisser les morts derrière ?
Quand il reviendra
les veiller
les identifier,
impossible :
la Prom sera
verrouillée.
Son père décède
à 5 heures du matin.
Trois jours ont passé.
Le chien, merde, le chien !
Il est resté dans la voiture
parking public étage -3
vitre entrouvertes.
Les pompiers le trouvent
bien vivant,
il est désormais
mascotte de la famille.
C’est fou comme l'implication
des animaux
dans nos conneries humaines
peut nous bouleverser.
Première cérémonie d’obsèques, 4 personnes.
Seconde : deux.
Une troisième, à prévoir.
Coquin de sort.
Il lui fallut aussi déblayer
l’offensive médiatique.
La presse, en effet,
escalada ses murs
pour les prendre en photo
lui et son malheur.
Association ? Aide ?
Solidarité ?
Fondamentalement :
ses valeurs.
Mais là c’est trop.
Il organise un hommage
national
puis botte en touche.
Nouvelles charges :
politiques !
Tel premier adjoint
responsable sécurité
de telle grande ville
plutôt concernée par les faits
lui court derrière
pour le présenter
à Macron.
Au passage,
le drôle confond sa belle-fille
avec sa défunte épouse.
Il lui dit deux fois bonjour
– mais ça
il me le fait toujours.
Tel autre ancien président
dont le nom commence par Sark
tient absolument
à le rencontrer.
Mais notre rugbyman
a l'outrecuidance
de refuser les journalistes ?
Rendez-vous annulé.
Non mais alors !
Fonds de garantie,
justifier sa peine :
« De 1 à 5,
combien avez-vous souffert ?
– Attendez…
6 membres de ma famille,
déchiquetés devant moi
sur sept, à noter sur cinq,
ça va peut-être chercher dans les
je pose six fois deux moins trois et je retiens un…
dans les quatre et quelque ?
ou bien est-ce exagéré, monsieur l’Expert,
auquel cas
je-tente-de-tirer-parti-du-système
comme dira plus tard,
à la barre,
l'amie Florence.
Novembre 2019
courrier recommandé.
Encore de la paperasse ?
Non : rapport d’autopsie.
Le papa.
Trente minutes, sonné, dans la voiture.
Allo sœurettes ?
Servez-vous un scotch avant d’ouvrir le courrier.
Semaine 2 du procès
L'illustre médecin légiste
professeur
Quatrehomme
en trois quarts
admet des prélèvements
puis botte en touche
à contresens.
Tout ce gain de terrain pour rien,
retour à la case horreur
du départ.
Usés
rincés.
Non, non, amis
vous n'êtes pas seuls.
Sur les organes
nous ferons pack
mêlée
cadrage-débordement
essai
transformation
victoire.
La vérité, dans son ventre :
le camion l’a couché
il n’a pas été solidaire
de son équipe
il n’a pas joué son rôle
de demi d’ouverture.
Si un devait partir ce jour-là
c’était moi
à cause de mon statut militaire
et de mes erreurs de jeunesse.
Il réclame :
les organes,
une Justice à hauteur de l’horreur,
et un procès, à Nice !
Responsable, mais pas coupable.
L'expression, dit-il,
pour lui le militaire,
a du sens.
Je propose, bête effet de style
de la renverser, en
Pas coupable, mais responsable.
Les rubgymen
sont gens d’honneur :
ils se déplacent
en char à voile.
Je ne trouve pas les mots pour dire mon ressenti lorsque je vous lis.
Il y a toujours une appréhension juste après le titre et juste avant la découverte des mots d'après. Et puis je vous lis, en apnée, le cœur serré, l'estomac noué...
Votre talent nous atteint au plus profond du cœur
Lecture éprouvante mais nécessaire.