Trois coups de crayon
du Président Raviot :
M. Bousfiha
27 ans aujourd’hui
le soir qu’on sait
était avec sa jeune sœur
à peine majeure
et ses parents
sur la Prom.
Les deux parents, tués,
étaient handicapés.
Le père,
ingénieur
en fauteuil roulant
– myopathie.
La mère,
hémiplégique,
côté droit, est-il précisé,
bénévole
Association française
contre les myopathies.
Après le feu d'artifice
M. Bousfiha
laisse mère et sœur
sur le trottoir qu’on sait :
pousser déjà son père
jusqu’à la voiture.
(Remettre le fauteuil dedans,
c’est long.)
Mais s’ils se perdaient ?
M. Bousfiha se ravise.
Allons-y plutôt ensemble.
Quelques pas vers sa mère
et sa sœur
quand paraît
le camion qu’on sait.
Il vise son père.
Les victimes témoignent
nombreuses :
jamais elles n’oublieront
le bruit du corps de leur proche
happé sous la calandre.
M. Bousfiha, lui,
dans sa mémoire,
a
un bruit métallique.
M. Bousfiha pose doucement ses mots,
détache les syllabes,
prononce les E du milieu
aucune variation
aucune émotion
et pourtant
ce n’est pas froid.
Ni chaud ni tiède.
Aucune indication
ne peut être ici donnée
sur la température intérieure
de M. Bousfiha.
Il dit nous parler
de la mort de ses parents
sans ressentir
aucune émotion.
Ces parents aimants.
Qui ont toujours tout fait pour eux.
Veut-il dire
que leur mort est injuste ?
Qu’il voudrait
qu’ils fussent encore là ?
Alors, il y a bien émotion,
quelque part !
Ou pas ?
Mais où est donc
M. Bousfiha ?
Il a grandi auprès d’handicapés.
Mentaux, parfois.
« Ce sont des personnes spontanées ».
Il s’occupait beaucoup de son père,
quant à la relation à sa mère
il la décrit fusionnelle.
Dix ans avant l’attentat,
la famille avait acquis une maison.
Ils se sont retrouvés,
hasard,
près de Nice,
devant une affiche :
Prom Party.
Et si on y allait ?
Photo des quatre,
le jour même,
avant le départ.
Dernière photo de son ancienne vie.
Nous avons tous
à la barre
une dernière photo
de notre ancienne vie.
M. Bousfiha est-il
du peuple des coupables
ou des heureux ?
Mitigé.
Culpabiliser lui est
compliqué.
Il pousse sa sœur d’un côté,
elle survit,
sa mère de l’autre,
elle meurt.
Comment aurait-il pu deviner
le bon côté ?
Son père,
dans le fauteuil :
bon bah c’est un fauteuil.
Trop lent,
faible,
il n’était pas jouable
de le sauver.
Mais il aurait dû
essayer quand même.
Un peu de M. Bousfiha,
donc,
tout de même,
semble se trouver
avec nous tous
dans la culpabilité.
Où est leur mère ?
M. Bousfiha
se réfugie avec sa sœur
dans un appartement.
Sa sœur tombe
entre sommeil et coma.
Il regarde la télévision.
Il appelle ses deux familles
– il est plus attaché à l’une
qu’à l’autre.
L’hôtesse qui les abrite
refuse de les laisser s’en aller
à la MAV
– Maison d’Accueil des Victimes.
Ils insistent.
Là-bas
épuisée
sa sœur s’endort encore.
Le jour même
M. Bousfiha
la raccompagne à Grenoble.
Il reste là-bas
attendant des nouvelles de sa mère.
18 juillet, nuit, téléphone :
je pense qu’on a identifié votre maman.
On pense.
Sans plus.
Il fonce à Nice,
M. Bousfiha.
Décès confirmé le 19 au matin.
Il prévient à sa sœur
bien obligé.
Où est M. Bousfiha ?
Dans le regret ?
Pas beaucoup,
un petit peu.
Je suis seul et c’est comme ça,
dit-il,
appliqué, détaché
– on dirait qu’il présente
un film d’auteur
au cinéma de Minuit.
C’est ce qu’il appelle
le déclic du 19 juillet :
Son âme est partie,
sa mère le récupère,
le remet dans ce monde
– qu’il se débrouille.
Ce n’est pas sa vie, dit-il
Il se considère
né sans parents.
Alors à qui est la vie
de l’homme qui nous parle ?
Et où est donc celle
de M. Bousfiha ?
Ses parents furent enterrés
au Maroc
– merci au roi Mohamed VI
qui prit à sa charge
trois jours de funérailles
– 1500 personnes
dans la maison
des grands-parents.
« Chez les musulmans
les martyrs n’ont pas de jugement,
tout se passe bien pour eux. »
Sa sœur devait s’installer
pour classe prépa
à Orléans.
Il l’aide.
Souvent, ils se disputent.
M. Bousfiha pense
qu’ils vont rester soudés.
Non.
« Ma sœur a opté
pour une autre résilience. »
Il ne nous est pas dit
quelle est la première.
Ils doivent se séparer, pense-t-elle.
Ils n’ont plus la moindre relation.
Cette famille a disparu
conclue-t-il.
La photo des quatre
n'a-t-elle plus aucun sens ?
Pourtant
quelque part
là où se trouve M. Bousfiha
quelqu’un est allé l’afficher
sur son fond d’écran.
M. Bousfiha
organisa la fin de ses études
fut diplômé ingénieur
obtint CDD puis CDI.
– dans la salle
personne ne doute
que M. Bousfiha soit bon
dans tout ce qu'il fait.
Ses parents l’ont
butté (buté ? – mon cœur balance)
aux études,
mais pas du tout
au monde du travail.
Il n’y est pas à l’aise.
Il n’a pas l’impression de travailler.
Les congés lui sont insupportables.
Un jour,
un ami cher fait un arrêt cardiaque.
Il file rejoindre son chevet.
Son manager l’appelle :
"Où es-tu ?"
M. Bousfiha est parti
sans prévenir personne.
Il ignorait
qu’il fallait.
« Tu vas avoir un impact sur ton salaire »
le prévint-on,
ce qui, dit-il, le fit rigoler.
Et le voici qui rigole à nouveau
à la barre.
Un impact sur son salaire.
Il parle de la maison familiale
qu’il entretient.
Il l’habitera,
peut-être.
Sur le lit de ses parents
son diplôme d’ingénieur
non signé.
Ici, fut,
ce qu’il eut de plus précieux dans sa vie.
Qui donc à cette barre
est en mesure de parler de
précieux
Serait-ce…
M. Bousfiha ?
M. Bousfiha demande sa compagne
en fiançailles.
Quelques jours plus tard
son grand père meurt.
Alors,
il quitte cette femme.
Sans raison.
Il n’a pas à se justifier.
Il ne l’aime plus.
Du jour au lendemain.
C’est la vie.
La joie étant à même
de basculer dans l’horreur,
"j'ai renoncé à la joie."
Dans son nouveau référentiel
plus rien n’est grave.
Des trucs l’embêtent, certes,
mais de grave,
rien.
Si quelqu’un entre dans la salle d’audience
et tue tout le monde
il constatera
c’est tout.
Sans peur.
Contrairement à tous les autres témoins,
lui,
en lieu clos,
ne cherche pas les issues de secours.
Il ne se méfie pas des camions.
Évidemment non :
qui sauverait-il ?
M. Bousfiha n’a pas d’enfants.
et plus de sœur.
L’enfant c’est lui
il n’a pas été sauvé
ou juste un peu plus
que ses parents.
Nice ? n’existe plus.
Rayer une ville de la carte du monde
n’a pas le moindre impact.
Ça ne change rien.
On vit très bien sans Nice.
En souffrances endurées
pour la Señorita
l’expert psychiatre m’octroya
4,5 sur 7.
Mon frère, oncle de la Señorita,
qui ne vit ni la Prom,
ni son dernier souffle,
obtint 5.
M. Bousfiha, lui,
eut 2.
"Que faut-il,
demande-t-il,
pour obtenir 3 ?"
D’où vient cette interrogation ?
De l’intellect comparateur
curieux
d’un ingénieur ?
Ou d’un sentiment profond
de colère,
d’injustice ?
En tout cas, elle vient
de M. Bousfiha.
Il a une grande capacité de résilience
lui a -t-on dit
au Fonds de garantie.
Pas le moindre syndrome
de stress post-traumatique.
Comprenez : une santé mentale éclatante
qui ne justifie pas d’indemnisations.
"De toute façon,
juge M. Bousfiha
c’est de l’argent sale,
comme celui des dealers
et trafiquants d’armes."
Pas accord avec vous !
Parlons-en bientôt,
si vous voulez.
Quand fut soulevée
telle question d’indélicatesse autopsique
d’abus de coups de sécateurs
d'enfrigidations
et qu’il se découvrit concerné,
d’où vinrent les larmes
de M. Bousfiha,
s'il se fout de tout ?
M. Bousfiha
préfère éviter ce sujet,
il protège
sa famille.
Beaucoup de M. Bousfiha
est au Maroc
avec sa famille.
Il n’attend rien de ce procès.
Il lui est égal
que les accusés
soient condamnés ou non.
Si M. Bousfiha n’en attend rien
où est-il,
tandis qu’un autre
est présent chaque jour
dans la salle d'audience ?
La Cour lui pose la question.
C’est qu’il se doit,
explique-t-il,
de parler à toute personne
montée à la barre.
Il ne voit pas de psys.
Il ne veut s’adresser
qu’à des personnes
qui ont vécu cela.
De chaque témoignage
il recueille au moins dix secondes
très précieuses.
Oui,
ce procès lui fait du bien:
c’est la première fois
qu’il pense à lui.
Acte unique, à ma connaissance,
à la barre,
depuis le début des témoignages :
M. Bousfiha
bâille.
Il s’adresse
aux victimes psychologiques,
à leur sentiment
d’illégitimité.
Il leur dit toute sa considération.
Je m’associe à ses paroles.
Plus tôt, il avait dit aux magistrats :
"la vision du corps de mon père
dans un état que je vous épargnerai"
Qui donc décide
d'épargner la Cour
puisque M. Bousfiha vit désormais
dans l'indifférence
quant aux sentiments
des non impactés ?
Ou bien en est-il
au contraire
indissocié ?
Autant que nous,
M. Bousfiha ignore
où a bien pu passer
M. Bousfiha.
Ce n’est pas parce qu’on dispose
d’une plume
d’une bonne place aux audiences
d’un certain regard
d’une petite expérience
qu’on peut chroniquer
facilement
n’importe quel instant
de ce procès.
Peut-être M. Bousfiha me trouvera-t-il
à tort
à raison
à côté de la plaque.
Il s'en foutra,
sans doute.
Ou bien pas ?
Je n'ai rien compris.
J’ignore où est
M. Bousfiha.
J'écris quand même.
Il me rappelle
certain fils
nommé Emilio.
Bonne journée.
Pensées pour Samuel Paty et ses proches.
bouleversant
Il est là Monsieur Bousfiha, il se révèle douloureusement au travers de ce portrait sidérant...
En lisant le portrait de M.Bousfiha, je me suis souvenue d'Emilio. Souhaitant que son dessein ne soit le même 🙏🙏